80.
Tout d’abord du rouge, puis de l’orange, du jaune. Du vert. Du bleu. Du noir. Puis à nouveau du rouge. De la dentelle orange. De la glu orange fluo qui se répand dans son cerveau.
Dans sa tête un vrai kaléidoscope.
Puis de la lave issue de son ventre remonte dans ses veines et vient pulser en rythme ses tempes. Son sang s’épaissit. De la roche en fusion, lourde et lumineuse, est brassée par son cœur et monte à son cerveau. Les couleurs se stabilisent en trois bandes : vert clair, vert foncé et bleu clair. Cela forme une pelouse, une forêt, un ciel.
L’antique Cassandre apparaît. Elle est toujours sur son trône en train de lire Les aventures de Cassandre Katzenberg. Elle baisse le livre en la voyant arriver.
— Nous, les visionnaires, nous sommes trop sensibles. Tout a un effet décuplé sur nous, les rêves, le temps, la drogue, l’amour, la vérité. L’alcool.
— Quel est le futur ? demande la Cassandre moderne.
— De quel futur parles-tu ? Le tien, le mien, le leur ? Celui de demain matin, de l’année prochaine, du siècle prochain ?
— Le mien d’abord. Vais-je mourir ?
— Bien sûr. On meurt tous. Comme pourrait dire ton ami Kim, qui aime bien les phrases qui résument tout : « La vie est un film qui finit mal. »
— Vais-je mourir maintenant ?
— Cela se négocie en direct dans tes tripes. Pour l’instant, le résultat n’est pas sûr. Mais il est évident que prendre du poison cela n’a jamais été bon pour la santé.
— Ce n’était pas du poison.
L’antique Cassandre sourit.
— On voit que tu ne sais pas ce que Fetnat a mis dedans. Il n’a pas ajouté de lessive, mais il a quand même mis une bonne dose d’alcool à brûler qui sert à nettoyer les vitres. Remarque, il n’y avait pas de réelle volonté de nuire, eux ça ne leur fait rien, c’est juste toi qui es plus sensible.
— Donc je vais mourir. Je suis sûre que si je pouvais tourner la tête et voir ma montre, elle indiquerait « 100 % ».
— Mais non, il n’y a que deux chiffres. Le nombre 100 ne peut s’afficher. Le maximum est de 99 % ! Cette montre est consciente qu’il n’y a rien de sûr à 100 %. Oh, et puis arrête avec tes préoccupations égoïstes. Il n’y a donc que ton nombril qui t’intéresse ? C’est fou comme les gens peuvent être pusillanimes, ils meurent et ils ont l’impression que c’est la chose la plus importante au monde.
L’antique Cassandre semble exaspérée.
— D’accord, parlons d’autre chose. En dehors de mon futur personnel immédiat, quel est le futur général de l’humanité ?
La femme en toge sourit.
— Enfin une bonne question à laquelle je suis habilitée à répondre. Le futur de l’humanité ? Eh bien, comme je l’ai dit tout à l’heure, c’est encore un film qui finit mal. Les hommes vont s’entretuer et détruire tout. Il y aura une période où la planète deviendra invivable et ce sera alors le retour à la barbarie généralisée.
— Alors, quoi qu’on fasse, rien ne sert à rien ?
— Pas tout à fait. Même si cela finit toujours mal, en principe, il existe toujours une solution in extremis, une sortie de secours. Un espoir. Minuscule.
— L’espoir, n’est-ce pas précisément ce qui prolonge notre souffrance ?
— La mort te rend morose.
— Pourquoi les humains sont-ils aussi destructeurs ?
— Parce qu’ils ne peuvent pas s’empêcher d’engendrer trop d’enfants. Alors ils déclenchent des guerres pour évacuer les excédents de population.
— Tu dis n’importe quoi.
— Les animaux, quand ils n’ont plus de gibier à proximité ou que leur territoire se réduit, arrêtent de faire des petits. C’est une sagesse naturelle. On ne donne la vie qu’à ceux qui peuvent vivre dans le confort, qui seront nourris, éduqués et aimés. Cette loi de base, seuls les humains l’ignorent. Ils donnent la vie pour fabriquer des soldats pour faire la guerre et défendre des drapeaux, des traditions, des frontières. Et la propagande et les publicités les encouragent à ça.
— C’est faux.
— En outre, ce sont toujours les plus destructeurs et les plus réactionnaires qui font le plus d’enfants. Comme par hasard. Tu vois, la logique humaine fonctionne à l’envers de la logique naturelle. Et, une fois qu’on la connaît, on peut prévoir le futur. Mais si tu dis ça, personne ne voudra t’écouter.
— Tu te trompes, antique Cassandre. On peut sauver l’humanité. J’en suis convaincue.
— Et comment, Princesse ?
— Il suffit d’imaginer un futur réussi. Ensuite, on se donne les moyens de le faire advenir.
L’antique Cassandre recule et désigne le grillage avec des millions de bébés tassés contre les mailles de fer, qui hurlent et gémissent.
— Tu sais qui ils sont. Ce sont les générations à venir. Tu veux les sauver ?
— Oui.
— Et tu crois le pouvoir ?
Les bébés semblent enragés. Des millions de nouveau-nés en colère, qui attendent qu’on leur laisse une place.
— On doit essayer. On peut commencer par des petites choses. Je crois que le futur n’est pas encore figé et que nous pouvons influer sur le cours du flot de l’histoire. Parfois par de simples prises de décisions locales. Tu l’as dit, il y a une porte de sortie. Minuscule mais réelle.
Les cris des bébés agglutinés contre le grillage retentissent de plus belle.
— Je veux revenir voir l’Arbre Bleu du Temps ! ajoute l’adolescente.
Cassandre ferme son livre et le pose par terre.
— Tu es sûre de vouloir cela ? Moi, à ta place, ce n’est pas du tout ce que je demanderais.
— Montre-moi l’Arbre du Temps !
— Très bien, suis-moi.
Alors Cassandre se tourne et distingue l’Arbre Bleu gigantesque qui obscurcit l’horizon. Les deux femmes pénètrent dans le tronc et débouchent sur le labyrinthe de couloirs qui montent et descendent.
Au bout de quelques pas, elles parviennent à un carrefour du temps.
— Quel chemin préfères-tu ?
La jeune fille hésite.
— Ahh… tu as enfin compris une grande loi : « choisir c’est renoncer ».
— Je n’aime pas les phrases toutes faites.
Cassandre bifurque sur la gauche ; la prêtresse la suit. Les deux femmes s’immobilisent à un croisement de branches.
Elle distingue une feuille qui semble surgir des autres.
Elle est abasourdie par les images fortes qui s’affichent dans son esprit.